1. Introduction
La microfinance se présente comme un dispositif qui joue un rôle clé dans la collecte de l’épargne (microépargne), la fourniture de fonds (microcrédit) et de services d’assurance (microassurance) aux personnes à faible revenu. Reconnue comme un levier de développement, la microfinance devrait contribuer à la lutte contre la pauvreté et favoriser l’autonomisation des individus socialement défavorisés et exclus du système bancaire classique. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), la microfinance connait un essor fulgurant avec plus de 800 institutions de microfinance (IMF) en 2020. Selon le rapport de la BCEAO (2021), en 2020, les dépôts collectés et les crédits distribués par les IMF y représentaient respectivement 5,6% des dépôts collectés et 6,7% des crédits accordés par les établissements de crédit de l’Union. Le plus grand défi des IMF dans la zone reste de concilier l’exigence de viabilité sociale (en réduisant la pauvreté) et celle de viabilité financière (en assurant une rentabilité pérenne).
Des études s’intéressent à la relation entre la viabilité financière et la viabilité sociale des IMF. Certains travaux supposent un arbitrage entre viabilité sociale et viabilité financière et se focalisent sur la viabilité sociale tout en recommandant un large recours aux subventions (Olszyna-Marzy 2006). D’autres postulent la complémentarité entre viabilité sociale et viabilité financière. En effet, l’unique manière pour les IMF d’atteindre les pauvres (viabilité sociale) est de parvenir à l’autosuffisance financière via l’intégration de la microfinance dans le système financier formel (Otero and Ryhne 1994). Diverses études empiriques ont mis en évidence ces deux types de relations viabilité sociale-viabilité financière dans la microfinance (Adair and Berguiga 2011). On a soit une relation d’arbitrage (Navajas et al., 1998; Paxton 2002), soit une relation de complémentarité (Woller and Schreiner 2002; Lapenu 2007). Par ailleurs, des études montrent que le pourcentage des femmes dans le portefeuille d’emprunteurs des IMF est un facteur explicatif de la viabilité sociale et de la viabilité financière (entre autres, Yunus 1997; Hamed 2004; Khandker and Pitt 2006.
En Côte d’Ivoire, les faits stylisés qui ressortent des données de la BCEAO (2021) mettent en évidence quatre constats sur la période 2010-2020: les IMF y atteignent difficilement la viabilité financière; la viabilité sociale[1] est relativement élevée; plus de la moitié des clients des IMF sont des hommes mais le pourcentage des femmes progresse, passant de 27,8% en 2010 à 34,2% en 2020; la viabilité sociale et la viabilité financière dans la microfinance évoluent de manière contrastée. En effet, l’autosuffisance opérationnelle[2] qui traduit la viabilité financière est faible, en moyenne 92,6 % sur la période 2010-2020, très inférieure à la norme de 130% fixée par la BCEAO[3]. Une conséquence est que de nombreuses structures de petite taille ne sont plus en mesure de poursuivre leur activité faute de ressources financières. Elles sont, soit en arrêt d’activité, soit en incapacité de mener un niveau d’activité suffisant pour assurer leur autonomie financière. Le nombre d’IMF a baissé régulièrement sur la période (84 en 2010, 72 en 2011, 62 en 2015, 54 en 2016, enfin 52 en 2020). Sur la même période, les IMF en Côte d’Ivoire ont financé davantage de clients pauvres. En moyenne, la viabilité sociale est relativement élevée.
En outre, en moyenne, sur la période 2010-2020, la viabilité financière des IMF baisse alors que leur viabilité sociale augmente. Cette évolution moyenne masque des contrastes sur des sous-périodes. L’évolution de la viabilité financière oscille entre hausse (de 2010 à 2012, de 2014 à 2016) et baisse (de 2012 à 2014, de 2016 à 2020). La viabilité sociale évolue aussi de façon irrégulière, avec des phases de hausse (de 2012 à 2013, de 2015 à 2020) et de baisse (de 2010 à 2012, de 2013 à 2019). Nous résumons ces constats de la façon suivante : premièrement, le pourcentage des femmes augmente régulièrement sur toute la période d’analyse. Deuxièmement, sur cette période d’analyse, la relation entre la viabilité financière et la viabilité sociale est soit de complémentarité soit d’arbitrage. Cela signifie que, sur certaines sous-périodes, la hausse du pourcentage de femmes va de pair avec la complémentarité viabilité financière-viabilité sociale; et sur d’autres sous-périodes, la hausse du pourcentage de femmes est compatible avec un arbitrage viabilité financière-viabilité sociale.
De cela, nous présumons l’existence d’un seuil de pourcentage de femmes de part et d’autre duquel la relation viabilité financière-viabilité sociale change de nature. Toutes ces considérations exigent d’analyser de façon plus fine la relation entre viabilité financière et viabilité sociale dans la microfinance en Côte d’Ivoire. D’où notre question de problématique: la relation entre la viabilité sociale et la viabilité financière dans la microfinance en Côte d’Ivoire relève-t-elle de l’arbitrage ou de la complémentarité ? Quel rôle joue le genre des emprunteurs dans cette relation ?
L’objectif principal de cette étude est d’analyser la nature du lien entre la viabilité financière et la viabilité sociale des IMF en tenant compte du genre. De cet objectif découle l’hypothèse principale selon laquelle la relation entre la viabilité financière et la viabilité sociale dans la microfinance en Côte d’Ivoire ne relève pas soit de l’arbitrage soit de la complémentarité mais plutôt à la fois de l’arbitrage et de la complémentarité en fonction d’un seuil de pourcentage de femmes emprunteuses. Nos hypothèses spécifiques sont les suivantes :
-
H1 : Le ciblage des femmes impacte positivement la viabilité sociale des IMF.
-
H2 : Le ciblage des femmes influence positivement la viabilité financière des IMF.
-
H3: La relation viabilité sociale-viabilité financière dépend, entre autres, du pourcentage de femmes dans le portefeuille de clients des IMF
Sur le plan méthodologique, nous recourons aux variables interactives qui permettent non seulement de montrer en quoi la relation entre la viabilité sociale et la viabilité financière dépend du pourcentage des femmes mais aussi de déterminer le seuil endogène de ce pourcentage délimitant le cas d’arbitrage et le cas de complémentarité. Notre article s’articule comme suit: après la revue de littérature théorique et empirique (section 2), nous présentons la méthodologie économétrique d’estimation (section 3) ainsi que les résultats et leurs interprétations (section 4). La section 5 conclut l’article et fait des recommandations de politique économique.
2. Revue de littérature sur la relation entre la viabilité financière et la viabilité sociale dans la microfinance
2.1. Revue de littérature théorique
Le débat entre la viabilité financière et la viabilité sociale n’est pas spécifique à la microfinance; elle s’inscrit dans le cadre plus large de la problématique de la responsabilité sociale de l’entreprise (Nzongang, Piot-Lepetit, and Kamdem 2012). Certains auteurs comme Levitt (1958) et Friedman (1970) admettent que l’unique responsabilité sociale de la firme est de créer de la richesse et de faire des profits. L’engagement volontaire dans des actions sociales est considéré comme un surcoût et donc altère l’équilibre. Ainsi, l’engagement social de l’entreprise s’oppose à sa viabilité financière. D’auteurs auteurs pensent que la recherche du profit ne doit pas être l’unique objectif visé par l’entreprise qui doit également rechercher les valeurs et les attentes de la société (Bowen 1953; Caroll 1979; Wood 1991). La quête est réalisée à long terme quand l’entreprise agit comme un membre de la société (Vatteville 2008).
Preston et O’Bannon (1997) formalisent les relations possibles (arbitrage, complémentarité, synergie) entre viabilité sociale (VS) et viabilité financière (VF) dans l’entreprise selon le sens de causalité. Ils mettent en évidence des relations d’arbitrage, de complémentarité et de synergie. Les apports conceptuels de McWilliams et Siegel (2001) conduisent Gond (2001) à compléter la typologie de Preston et O’Bannon (1997) en formulant l’hypothèse de l’absence de lien entre les deux dimensions (neutralité). Moore (2001) et Barnett et Salomon (2002) tentent aussi de compléter la typologie de Preston et O’Bannon (1997) en formulant l’hypothèse de liens positifs plus complexes entre les deux dimensions. En particulier, Barnett et Salomon (2002) ont mis en évidence une relation non linéaire en forme de U inversé entre la performance sociale et la performance financière, indiquant un niveau optimum au-delà duquel l’investissement socialement responsable n’améliore plus la performance financière. Nous résumons ces différentes relations tableau 1 ci-dessus.
Dans le champ spécifique de la microfinance, ce débat oppose les welfaristes aux institutionnalistes. Bien que ces deux courants de pensée partagent l’objectif de réduction de la pauvreté, ils diffèrent par leur façon d’appréhender la question du potentiel arbitrage entre ciblage des pauvres et rentabilité financière dans la microfinance. Cette différence, plaçant la microfinance à la croisée des chemins, traduit un schisme de la microfinance (Morduch 2000).
Les welfaristes évaluent la performance d’une IMF par sa capacité à cibler les pauvres et les plus pauvres en dessous du seuil de pauvreté (Lafourcade et al. 2005). Ici, la microfinance est vue comme un moyen clé pour réduire la pauvreté (Hamed 2004). Bien qu’elle insiste sur la gestion rationnelle des ressources, cette approche prône une offre de services financiers à des taux d’intérêt relativement faibles de sorte que le ciblage des pauvres peut réduire la rentabilité financière. Mais cela n’est pas toujours le cas car il peut aussi arriver qu’en vertu de la loi d’airain des restrictions de taux d’intérêt, de faibles taux d’intérêt accroissent plutôt les performances des intermédiaires financiers. En effet, des taux d’intérêt relativement faibles peuvent conduire à redistribuer les crédits en faveur des emprunteurs plus importants, plus sûrs et établis plutôt qu’à des clients plus petits, plus innovants, plus risqués (Gonzalez-Vega 1984). Une telle concentration des portefeuilles de prêts entre moins de mains accentue certes les conséquences distributives défavorables de l’accès différentiel au crédit mais accroît les performances des institutions financières.
Mais, l’approche welfariste suppose en général une réduction de la performance financière des IMF, donc un arbitrage effectif entre viabilité sociale et viabilité financière, d’où la recommandation d’un large recours aux subventions (Olszyna-Marzy 2006). Elle propose également les prêts de groupe avec caution solidaire pour accroître les taux de remboursement des microcrédits. Dans le cas où le groupe est solide et formé par des membres bien liés l’un à l’autre[4], cela permet de minimiser le risque de défaillance, d’améliorer le rendement des portefeuilles des IMFs pour atteindre la viabilité financière. Dans l’approche welfariste, les IMFs devraient être composées essentiellement d’institutions solidaires (organisations non gouvernementales (ONG) ou coopératives). Mais cette approche a fait l’objet de nombreuses critiques en raison de sa subjectivité, de son coût et des difficultés qu’elle entraîne (De Briey 2005).
L’approche institutionnaliste dans la microfinance, soutenue par les organismes internationaux tels que la Banque mondiale et les Nations unies, considère que l’unique manière d’atteindre la grande majorité des pauvres exclus de l’accès aux services financiers est d’accélérer l’intégration de la microfinance dans le système financier formel. En effet, dans un contexte de rareté des ressources financières et de versatilité des bailleurs de fonds, les IMF doivent privilégier les ressources à vocation commerciale (épargne, dettes commerciales, fonds propres et capital-risque) plutôt que les ressources à vocation sociale (subventions). Pour ce faire, un ensemble de meilleures pratiques microfinancières a été conçu afin d’accroître l’efficience des systèmes de gestion, dont l’adoption est une étape essentielle pour arriver à l’autosuffisance financière, avoir accès au marché financier et atteindre le maximum de clients pauvres (Morduch 2000). Les IMF doivent atteindre la durabilité financière en maximisant leur efficience et leur productivité via la massification du crédit (Von Pischke, Yaron, and Zander 1998; De Briey 2005).
Cette approche suppose une complémentarité entre viabilité sociale et viabilité financière. En effet, la réussite d’un programme de microfinance se juge à travers son autosuffisance financière, et la rentabilité financière des IMFs peut même être utilisée comme un proxy de la mesure de l’impact social (Otero and Ryhne 1994). Toutefois, cette approche est critiquée par des auteurs qui pensent au contraire que la microfinance peut atteindre les pauvres tout en restant informelle. Pire, la formalité peut même réduire l’efficacité de la microfinance (cf. Adams 1984; Adams and Vogel 1984). Une autre critique concerne la tendance de l’approche institutionnaliste à cibler les moins pauvres au détriment des plus pauvres et à exiger des taux d’intérêt trop élevés: on parle de dérive de mission (Guerin 2015; Kouakou 2018). Cette possibilité de dérive de mission souligne les difficultés de coupler la solidarité et le calcul économique aussi bien dans l’approche welfariste que dans l’approche institutionnaliste. Cela relèverait de la quadrature du cercle (Rhyne 1998; Hulme and Mosley 1998). Toutefois, cette incompatibilité solidarité-rentabilité dans la microfinance est battue en brèche par les nouveaux travaux théoriques qui montrent en quoi la dérive de mission peut n’être qu’apparente. Il peut s’agir de comportements stratégiques visant à mieux financer les plus pauvres un peu plus tard en privilégiant dans un premier temps la viabilité financière afin d’obtenir l’autonomie financière des IMFs, pour ensuite mettre l’accent sur la viabilité sociale. L’arbitrage viabilité sociale – viabilité financière à court terme est donc le prix à payer pour obtenir durablement la complémentarité viabilité sociale – viabilité financière.
Gosh et Van Tassel (2008) recourent à un modèle dynamique avec interactions stratégiques pour montrer que la prévalence de la rentabilité sur la solidarité dans la microfinance n’est pas nécessairement un signe de dérive de mission. Cela peut être une stratégie optimale que l’IMF adopte pour attirer plus de capitaux des donateurs à vocation commerciale. Plus précisément, c’est une stratégie intertemporelle pour attirer des ressources financière commerciales afin de financer les pauvres plus tard (Ghosh and Van Tassel 2008). Armendáriz et Szafarz (2009, 2011), quant à eux, montrent que la prévalence de la rentabilité sur la solidarité est le résultat d’un processus d’optimisation de l’IMF faisant face à différents coûts liés à l’hétérogénéité de la clientèle (riches et pauvres). Ils parviennent à ce résultat dans le cadre d’un modèle statique à une période. Armendariz et al. (2013) utilisent un modèle dynamique inspiré de la théorie de l’épargne de précaution. En cas d’incertitudes pour obtenir des subventions, les IMFs peuvent, de façon optimale, constituer une sorte d’épargne de précaution en première période en se focalisant sur la clientèle moins pauvre au détriment des plus pauvres. Ces ressources additionnelles sont alors une forme de subventions croisées permettant de financer plus de pauvres en seconde période. L’arbitrage viabilité sociale – viabilité financière à court terme n’est donc qu’une stratégie visant à réduire la pauvreté dans une perspective intertemporelle. La tendance à rechercher prioritairement la rentabilité en première période est vue comme une politique d’assurance permettant de se focaliser prioritairement sur la solidarité dans le futur. En résumé, la solidarité et la pérennité sont compatibles à condition toutefois d’innover et d’adopter une démarche pragmatique et progressive (Guerin 2000).
2.2. Revue de littérature empirique
Des travaux empiriques montrent une relation de complémentarité entre la viabilité sociale et la viabilité financière dans la microfinance. Dans une étude concernant la plus grande IMF française, l’Adie, Lapenu (2007) recourt à la méthode de l’analyse en composantes principales (ACP) et montre que sur la période 2004-2005, plus cette IMF finance les pauvres exclus, plus s’accroît sa viabilité financière. Dit autrement, les pauvres savent entreprendre, ce qui leur permet de rembourser leurs crédits. Dans une étude portant sur 49 Institutions de finance solidaire (IFS) européennes, en coupe transversale, Kouakou (2017) construit un indicateur de viabilité sociale, nommée indicateur de résilience inclusive, via la méthode ACP et la méthode des scores. Il montre que la viabilité sociale des IFS européennes dépend des facteurs comme l’ancrage territorial des IFS, la gouvernance participative au sein des IFS, les subventions gouvernementales et la viabilité financière de l’IFS. Plus spécifiquement, il existe une relation de complémentarité entre viabilité sociale et viabilité financière. La complémentarité viabilité sociale-viabilité financière est également mise en évidence dans des travaux empiriques menés dans les pays en développement.
Woller et Schreiner (2002) examinent les facteurs explicatifs de l’autosuffisance financière de 13 IMF villageoises en Philippines sur une période de trois ans (1997-1999). Ils recourent à la méthode d’analyse SFA (Stochastic Frontier Analysis) et des indicateurs exprimant six aspects de la viabilité sociale, et montrent une complémentarité viabilité sociale–viabilité financière. Les résultats de cette étude suggèrent que les deux volets social et financier peuvent être conjointement atteints, exceptionnellement en adoptant des stratégies appropriées: charger un taux élevé d’intérêt qui couvre de façon équitable les risques et les coûts, faire l’utilisation productive des officiers de prêt, payer des salaires appropriés, et réduire les coûts administratifs (haute efficacité administrative). Gutiérrez-Nieto, Serrano-Cinca, and Mar-Molinero (2005) montrent aussi une complémentarité entre le ciblage des pauvres et la viabilité financière en appliquant la méthode DEA (Data Envelopment Analysis) à 30 IMF d’Amérique Latine. De plus, leurs résultats montrent qu’il y a un effet « pays » et un effet « ONG » (statut de l’IMF) sur l’efficacité. La même méthode est appliquée par Cornée (2007) sur 18 IMF péruviennes mais avec des différences dans la sélection des inputs et outputs et par Gueyié, Kala Kamdjoug, and Nishimikijimana (2010) sur 20 IMF du réseau des Mutuelles Communautaires de Croissance (MC²) au Cameroun. Les résultats montrent à chaque fois que les IMF peuvent être viables dans les deux dimensions sociale et financière, simultanément.
D’autres études montrent l’existence d’une relation d’arbitrage entre la viabilité sociale et la viabilité financière dans la microfinance. Navajas (2000) montre montrent que le ciblage des pauvres (97% des emprunteurs) par l’IMF bolivienne, Bancosol, a pour conséquence des pertes financières de sorte qu’il devient difficile pour l’IMF de suivre des objectifs commerciaux sans s’éloigner de sa clientèle cible de départ. En un mot, cette étude met en évidence un arbitrage entre viabilité sociale et viabilité financière dans la microfinance. Paxton (2002) a comparé dans son étude les clientèles de 18 IMF, choisies au moment de l’étude, entre 7 et 27 ans d’existence, situées en Amérique Latine et en Afrique qui octroient des crédits aux « pauvres». Il construit un indicateur synthétique qui traduit la viabilité sociale en mesurant l’écart entre les clients de l’IMF et la moyenne de la population à partir d’un certain nombre de caractéristiques tels que la faiblesse des revenus, les ruraux, les femmes et l’illettrisme. Un deuxième indicateur construit traduit la viabilité financière via le degré de dépendance vis-à-vis des subventions. L’analyse montre une corrélation négative entre les deux indicateurs. Ainsi, plus la proportion d’exclus est élevée et plus l’institution a des difficultés à être indépendante de subventions. Il y a arbitrage viabilité sociale-viabilité financière. Toutefois, selon Paxton (2002), il est possible de s’affranchir progressivement de cet arbitrage avec le temps et la rigueur une fois que les IMF peuvent se libérer progressivement d’un appui extérieur.
Polanco (2005) utilise la méthode SFA pour régresser la taille de prêt (proxy de la viabilité sociale) sur différents facteurs, dont la rentabilité économique (ROA), un proxy de la viabilité financière. L’analyse portant sur 28 IMF en Amérique Latine, montre un arbitrage entre la viabilité financière et la viabilité sociale. Adair et Berguiga (2011) analysent un échantillon de 49 IMF dans 9 pays de la région MENA sur la période 1998-2008 afin de déterminer le signe et le sens de la liaison entre viabilité sociale et viabilité financière. Ils étudient la causalité univoque via la régression multiple, et la causalité interactive via la régression d’équations simultanées. Les résultats montrent que la viabilité sociale a un impact négatif sur la viabilité financière et inversement, tandis que l’interaction causale entre ces deux performances n’est pas claire à long terme.
Les études empiriques ne mentionnent pas le genre (en particulier, le pourcentage des femmes clients des IMF) comme facteur explicatif de la relation viabilité sociale-viabilité financière. Pourtant, plusieurs études ont montré l’existence d’un lien entre d’une part, le pourcentage de femmes et la viabilité sociale, et d’autre part, entre le pourcentage des femmes et la viabilité financière. Alors que des travaux montrent l’effet positif du microfinancement des femmes sur la réduction de la pauvreté et la viabilité sociale des IMF (Hamed 2004; Khandker and Pitt 2006), d’autres études mettent en évidence la persistance de la pauvreté malgré le ciblage des femmes par les IMF (Sagna 2015). Khandker et Pitt (2006) recourent à des données d’enquête pour évaluer l’impact de la microfinance sur l’autonomisation des femmes (formalisée comme une variable latente non observée reflétant les composantes communes des réponses qualitatives à un large ensemble de questions relatives à l’autonomie et au pouvoir décisionnel des femmes). Les méthodes empiriques sont attentives aux diverses sources d’endogénéité, et les résultats montrent que la participation des femmes aux programmes de microcrédit contribue à accroître leur autonomisation.
La difficulté de mesurer ce type d’impact conduit Sagna (2015) à privilégier une méthodologie qualitative basée sur des entretiens structurés et combinant des approches « genre et développement » et de l’« acteur stratégique ». Celles-ci mettent les femmes au centre de l’analyse des rapports de pouvoir et du changement social. La méthode d’échantillonnage, non-probabiliste par choix raisonné axé sur la base du volontariat, a permis de recueillir des données issues des observations (portant sur 30 femmes et 8 membres d’IMF) et de sources secondaires.
Les études empiriques traitant du lien entre le ciblage des femmes et la viabilité financière des IMF via le taux de remboursement des microcrédits, relèvent également des résultats contrastés. Des études montrent que les femmes remboursent mieux, contribuant ainsi à accroître la viabilité financière des IMF (entre autres, Yunus 1997; Nowak 2005) tandis que d’autres analyses montrent plutôt que ce sont les hommes qui remboursent le mieux (Kamalan et Kouakou, 2017). De ces études impliquant le genre, nous présumons de l’importance du ciblage des femmes dans la relation viabilité sociale-viabilité financière au sein des IMF. C’est à l’analyse de ce lien dans le cas de la Côte d’Ivoire, sur la période 2010-2020, qu’est dévolue l’analyse économétrique qui suit.
3. Spécification du modèle et présentation de la technique d’estimation
3.1. Spécification du modèle, description des variables et des données
Afin d’étudier la relation entre la viabilité sociale et la viabilité financière, nous recourons à trois modèles économétriques de panel : le modèle 1 régresse la viabilité sociale sur la viabilité financière et le pourcentage des femmes (variables d’intérêt) et des variables de contrôle. Dans ce modèle 1, nous choisissons la variable retardée de l’autosuffisance financière,
comme l’une des variables explicatives de la viabilité sociale car c’est la capacité financière déjà constituée de l’IMF sur une certaine période qui lui permet de servir les clients dans la période suivante, accroissant ainsi sa viabilité sociale. Nous n’avons pas inclus la variable car elle ne s’est pas révélée statistiquement significative ex-post. Le modèle 2 régresse la viabilité financière sur le pourcentage des femmes (variable d’intérêt) et des variables de contrôle. Le modèle 3 régresse la viabilité financière sur le pourcentage des femmes, la viabilité sociale, une variable interactive pourcentage des femmes/viabilité sociale (variables d’intérêt) et des variables de contrôle. Le choix de la variable interactive s’explique par le fait que selon l’hypothèse 3, l’effet de la viabilité sociale sur la viabilité financière est supposé dépendre, autre autres, du pourcentage des femmes.Modèle 1 :
\[\begin{align} {DEPTH}_{it} &= \beta_{0i} + \beta_{1i}{PF}_{it} + \beta_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad + \beta_{3i}{AGE}_{it} + \beta_{4i}{STATUT}_{it} \\ &\quad + \beta_{5i}{TPRET}_{it} + \varepsilon_{it} \end{align}\tag{1}\]
Modèle 2 :
\[\begin{align} {ASF}_{it} &= \alpha_{0i} + \alpha_{1i}{PF}_{it} + \alpha_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad + \alpha_{3i}{ROA}_{it} + \alpha_{4i}{CHAEXP}_{it} \\ &\quad + \alpha_{5i}{TPRET}_{it} + \alpha_{6i}{PROP}_{it} + \mu_{it} \end{align} \tag{2}\]
Modèle 3 :
\[\begin{align} {ASF}_{it} &= \gamma_{0i} + \gamma_{1i}{PF}_{it} + \gamma_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad + \gamma_{3i}{DEPTH}_{it} + \gamma_{4i}{PF \times DEPTH}_{it}\\ &\quad {+ \gamma}_{5i}{ROA}_{it} + \gamma_{6i}{CHAEXP}_{it} \\ &\quad+ \gamma_{7i}{TPRET}_{it} + \gamma_{8i}{PROP}_{it} + \epsilon_{it} \end{align} \tag{3}\]
Avec
: viabilité sociale; : viabilité financière (autosuffisance financière); : pourcentage des femmes parmi les clients de l’IMF; : durée d’existence de l’IMF ; : statut juridique de l’IMF ; : taux de croissance des prêts de l’IMF; : rentabilité économique de l’IMF ; : charges d’exploitation; : productivité du personnel; : variable interactive traduisant l’interaction entre pourcentage de femmes et viabilité sociale ; : symbole du logarithme ; et sont les termes d’erreur ; est l’indice individuel; est l’indice temporel; et sont les coefficients à estimer.La viabilité sociale
se détermine, à l’instar d’Adair et Berguiga (2011), selon la formule suivante :\[Depth\ = AL - \ SP1\ \ ou\ Depth\ = AL - \ SP2 \tag{4}\]
Avec
: montant moyen de prêt par emprunteur divisé par le RNB annuel par habitant; : 1er seuil de pauvreté (1$ par jour) en fonction de RNB = 366$/RNB annuel par habitant; : 2ème seuil de pauvreté (2$ par jour) en fonction de RNB = 732$/RNB annuel par habitant. : variable mesurant la viabilité sociale. Lorsque la variable baisse, la viabilité sociale augmente. En effet, et étant fixes, baisse quand baisse, ce qui signifie une baisse du montant moyen de prêt par emprunteur et donc une propension de l’IMF à financer les plus pauvres ; d’où une hausse de la viabilité sociale. Plus précisément, on a les critères de décision suivants :-
si
: l’IMF cible les très pauvres. -
si
: l’IMF cible les pauvres. -
si
: l’IMF cible les non pauvres.
En plus des variables d’intérêt que sont le pourcentage des femmes (PF) et la variable interactive, on recourt à des variables de contrôle qui affectent les performances sociale et financière des IMF. La variable AGE reflète l’expérience accumulée par l’IMF et on s’attend à ce qu’elle ait un effet positif sur les performances des IMF. Par contre, l’effet du statut juridique (variable muette STATUT) sur les performances des IMF est moins tranché. On s’attend à ce que le statut de société anonyme (SA) impacte négativement la performance sociale car ce statut vise principalement la création de valeur actionnariale. Par contre, ce statut peut impacter positivement ou négativement la performance financière des IMF. La variable TPRET (taux de croissance des prêts) est supposée affecter positivement les performances sociale et financière. Idem pour la rentabilité économique (ROA): plus la rentabilité des actifs de l’IMF augmente, plus elle finance les pauvres et plus l’IMF atteint l’autosuffisance financière.
Le ratio des charges d’exploitation (CHAEXP), défini comme le rapport entre les charges du personnel et le montant des crédits accordés, traduit la capacité de l’IMF à réduire ses charges par rapport aux produits. Plus ce ratio croît, plus les performances financière et sociale de l’IMF baissent. La productivité du personnel (PROP) est supposée induire une hausse de la performance sociale et financière. En effet, la croissance du nombre d’emprunteurs actifs par employé de l’IMF a pour effet que l’IMF finance plus de pauvres et qu’elle est rentable. Nous résumons la description des variables ainsi que les signes attendus des régressions tableau 2.
Les données dont nous disposons pour notre analyse ont été collectées sur 50 IMF ivoiriennes parmi les 56 IMF que compte le secteur de la microfinance en 2020 sur la période allant de 2010 à 2020 (11 ans). Les données proviennent de la base de données du MIX Market 2020 (Microfinance Information Exchange), de la direction de la microfinance (DM) de Côte d’Ivoire (données de 2020) et aussi des rapports annuels de l’Association Professionnelle des Systèmes Financiers Décentralisés de Côte d’Ivoire (APSFD-CI).
3.2. Présentation des tests préliminaires et choix des méthodes d’estimation
Il s’agit d’abord, de mener les tests d’homogénéité, de Hausman de choix d’effets aléatoires ou d’effets fixes, de racine unitaire et de cointégration et ensuite, de déterminer la méthode d’estimation utilisée pour nos régressions.
3.2.1. Test d’homogénéité
Ce test permet de déterminer la structure homogène ou hétérogène du panel. On distingue le test d’homogénéité de Fisher (cas où la dimension individuelle 1, 2 et 3 sont présentés dans le tableau 3.
est supérieure à la dimension temporelle et le test de Hsiao (cas où la dimension individuelle est inférieure à la dimension temporelle Dans notre cas, ce qui nécessite de recourir au test de Fisher. Ce test se présente comme suit : H0 : le panel est homogène contre H1 : le panel est hétérogène. Si la p-value est inférieure à 5%, on rejette H0 et on conclut que le panel est hétérogène. Les résultats des tests d’homogénéité de Fisher portant sur les modèlesNous sommes en présence de panels hétérogènes dans les trois modèles.
3.2.2. Le test de Hausman
Le test de Hausman (1978) est un test général qui peut être appliqué à des nombreux problèmes de spécification en économétrie. Mais son application la plus répandue est celle des tests de spécifications des effets individuels en panel. Il sert ainsi à discriminer les effets fixes et aléatoires, c’est à dire permet de déterminer si les coefficients des deux estimations (fixes et aléatoires) sont statistiquement différents. Il permet d’accepter l’hypothèse nulle selon laquelle les effets spécifiques à chaque individu sont non corrélés avec les variables du modèle (effets aléatoires) ou de manière alternative, que ces effets sont fixes. La statistique de ce test est un Chi-deux à k degré de liberté.
H~0 ~: présence d’effet aléatoire
H~1 :~ présence d’effet fixe
Si la p-value est inférieure à 5%, alors on rejette l’hypothèse nulle de présence d’effet aléatoire. Les résultats du test donnent le tableau 4.
3.2.3. Test de stationnarité et de cointégration
On parle de stationnarité d’une variable si ses propriétés statistiques ne varient pas dans le temps (espérance, variance et autocorrélation). Il est difficile, voire impossible d’identifier clairement les caractéristiques stochastiques d’une série si elle n’est pas stationnaire. L’étude de la stationnarité des variables présente un intérêt si la période d’étude est
(ici supérieure à 20 ans). Dans notre cas, la période d’étude étant égale à 11 ans, nous ne ferons pas le test de stationnarité.3.2.4. Choix de la technique d’estimation
Le modèle 1 est un panel simple, ayant les caractéristiques d’un modèle hétérogène à effets aléatoires. Dans ce cas, les erreurs, autocorrélées et hétéroscedastiques, ne respectent pas les hypothèses classiques des moindres carrés ordinaires (MCO). Les estimateurs MCO des coefficients n’ont donc pas les bonnes propriétés (estimateurs de variance non minimale). Nous recourons à la méthode des Moindres Carrés Généralisés (MCG).
Les modèles 2 et 3 sont, par contre, des panels dynamiques hétérogènes à effets fixes. Plusieurs méthodes d’estimation peuvent être utilisées, entre autres la Méthode des Moments Généralisés (GMM), la méthode Pool Mean group (PMG), la méthode Mean Group (MG). Cependant, étant donné que la dimension individuelle est supérieure à la dimension temporelle nous optons pour la méthode GMM. Cette méthode, développée par Hansen (1982) et White (1982), a été appliquée aux données de panel par Arellano et Bond (1991) pour les GMM en différences et par Blundell et Bond (1998) pour les GMM en systèmes. Les estimateurs GMM sont convergents, asymptotiquement normaux et efficaces dans la classe de tous les estimateurs qui n’utilisent pas d’information supplémentaire en dehors de celle contenue dans les conditions de moment. Deux tests associés permettent de juger de la pertinence de l’estimateur GMM :
-
le test de sur-identification de Sargan-Hansen (1982) : permet de tester la validité des variables retardées comme instruments. Les hypothèses du test sont : H0 : les instruments sont valides versus H1 : les instruments ne sont pas valides. Si la p-value est supérieure à 5%, on ne rejette pas H0 et les instruments utilisés sont valides.
-
le test d’autocorrélation d’Arellano-Bond (1991): permet de tester l’absence d’autocorrélation de premier ordre des erreurs de l’équation en niveau. Les hypothèses du test sont : H0 : absence d’autocorrélation de premier ordre des erreurs versus H1 : présence d’autocorrélation de premier ordre des erreurs. Si la p-value est inférieure à 5%, on rejette H0.
Nous optons pour que l’estimateur GMM en système pour lequel Blundell et Bond (1998) ont montré, à l’aide des simulations de Monte Carlo, qu’il est plus efficient que celui des GMM en différence qui souffre du problème de la faiblesse des instruments.
4. Présentation des résultats d’estimation et interprétations économétriques
4.1. Statistiques descriptives et matrice de corrélation
Le tableau des statistiques descriptives (cf. annexe 1) met en évidence les points suivants : pour la variable autosuffisance financière, la moyenne est de 110,43%, légèrement inférieure à la norme de la BCEAO (130%), ce qui montre que notre échantillon est constitué globalement d’IMF autosuffisantes financièrement. Cependant, le minimum qui est de 10% montre qu’il y a des IMF qui tout en étant transparentes sont en deçà de l’autosuffisance financière. En outre, il ressort qu’en moyenne les IMF ne sont pas rentables en Côte d’Ivoire. L’ensemble des IMF de la Côte d’Ivoire présente un faible niveau de rentabilité avec une moyenne qui est de -4,012% comparativement à la norme exigée par la BCEAO (3%).
Pour la variable
les IMF affichent en moyenne un taux de femmes (44,85%) bénéficiant des services de ces institutions. La variable PF avec une moyenne de 44,856%, un minimum de 1, un maximum de 99, montre que les IMF de notre échantillon prêtent en moyenne plus aux hommes qu’aux femmes. La variable DEPTH présente les statistiques suivantes : une moyenne de -0,21, un minimum -2,21 et un maximum de 0,00125. Cela signifie que les IMF en Côte d’Ivoire ciblent les plus pauvres, et contribuent dès lors à réduire la pauvreté.Par ailleurs, la matrice des coefficients de corrélations (Cf. annexe 2) met en évidence une corrélation faible entre les variables explicatives dans les trois modèles 1, 2 et 3. Dans le modèle 3, on note cependant une forte corrélation entre les variables et (0,9254). Le test du VIF (Variance Inflation Factor) montre cependant que ce modèle 3 ne présente pas une multicolinéarité sévère (cf. annexe 3).
4.2. Présentation des résultats d’estimation
Les résultats d’estimation des 3 modèles sont résumés dans les tableaux ci-dessous :
Dans les tableaux 5, 6 et 7, la probabilité liée au test de sur-identification de Sargan-Hansen (1982) est supérieure à 5%, on ne rejette donc pas l’hypothèse nulle de validité des instruments. On conclut donc que le choix des variables retardées comme instruments est valide. En outre, la probabilité liée au test d’autocorrélation d’Arellano-Bond (1991) est supérieure à 5%, de sorte qu’on ne rejette pas l’hypothèse nulle d’absence d’autocorrélation de premier ordre des erreurs. On conclut ainsi à l’absence d’un effet AR(2). Les conclusions de ces deux tests associés au GMM permettent de valider le choix de cette méthode comme technique d’estimation des modèles 2 et 3.
4.3. Interprétations économétriques et économiques des résultats
Modèle 1: Les variables explicatives, ASFR et
sont corrélées positivement à la variable dépendante et le statut juridique est négativement lié à Cependant elles ne sont pas significatives. Les variables pourcentage des femmes et taille du prêt sont significatives respectivement au seuil de 10% et 1%. La taille du prêt est positivement corrélée à la variable cela montre que la viabilité sociale des IMF baisse lorsque la taille du prêt augmente. On a le signe attendu. La viabilité sociale augmente de 1,67 point de pourcentage lorsque la taille du prêt baisse d’un point de pourcentage. En effet, lorsque la taille du prêt augmente, les institutions de microfinance discriminent les plus pauvres en faveur des moins pauvres.Le pourcentage des femmes est négativement lié à la variable Hamed (2004) sur le Maroc et celui de Khandker et Pitt (2006) dans les PED.
ce qui traduit une relation positive entre le pourcentage des femmes et la viabilité sociale. On a le signe attendu. La viabilité sociale augmente de 0,0124 point de pourcentage lorsque le pourcentage des femmes augmente d’un point. Lorsque les IMF ivoiriennes ciblent davantage de femmes, cela permet de réduire la pauvreté et d’accroître l’autonomie des femmes, toutes choses qui accroissent la viabilité sociale de la microfinance. Ce résultat est conforme à celui deModèle 2: Le pourcentage des femmes (PF), les charges d’exploitation (CHAEXP) et l’autosuffisance financière retardée (ASFR) sont significatifs au seuil de 1%, 1% et 5% et liés positivement à la viabilité financière (ASF). La viabilité financière augmente de 0,645 point de pourcentage lorsque la viabilité financière de l’année précédente augmente d’un point de pourcentage. On a le signe attendu. Lorsque l’autosuffisance financière retardée augmente, la viabilité financière s’accroit également. L’une des explications qui en découle est que lorsqu’une microfinance est viable en année
la probabilité est grande qu’elle soit viable aussi en année (t). En effet, elle a la capacité de faire des prêts de court terme aux clients en année et qui seront remboursés en D’autres explications sont possibles, par exemple, le fait qu’il n’y ait pas trop de changement dans les dynamiques de coûts et de revenus, en période t-1 et en période t, pour des raisons liées à l’évolution du marché de la microfinance.La viabilité financière augmente de 0,215 point de pourcentage lorsque la charge d’exploitation s’accroît d’un point de pourcentage. On n’a pas le signe attendu. Lorsque les charges d’exploitation augmentent, la viabilité financière s’accroit. L’une des explications est que la hausse des charges d’exploitation peut être le signe d’un changement d’échelle des IMF, ce qui leur permet de recevoir plus de ressources commerciales et d’accorder plus de prêts ; cela leur assure une autosuffisance financière et donc une hausse de la viabilité financière. Mais la hausse des charges d’exploitations peut ne pas être le signe d’un changement d’échelle. Dans ce cas, on pourrait expliquer l’effet positif des charges d’exploitation sur la viabilité financière par des changements des conditions de marché et des prix des produits et services vendus. On pourrait aussi l’explication par l’existence de subventions (mais ici, l’indicateur de viabilité utilisé ne tient pas compte du rôle des subventions).
La viabilité financière augmente de 0,451 point de pourcentage lorsque le pourcentage des femmes augmente d’un point. On a le signe attendu. En effet, un ciblage des femmes permet aux institutions de microfinance d’être autosuffisantes financièrement car les femmes ont une meilleure gestion des prêts et elles remboursent mieux les dettes. Ce résultat est conforme à celui de Yunus (1997) et Nowak (2005).
Modèle 3: Les variables productivité du personnel
et la variable interactive sont significatives respectivement au seuil de 1%, 1% et 5%. Les autres variables explicatives (pourcentage des femmes, rendement sur l’actif, taille du prêt, charge d’exploitation, autosuffisance financière retardée) sont tous non significatives au seuil de 5%.Le signe de la variable
est positif. La viabilité financière s’accroît de 0,165 point de pourcentage quand la productivité du personnel augmente d’un point de pourcentage. Le signe du coefficient de est négatif, ce qui traduit une relation positive entre la viabilité sociale et la viabilité financière. La viabilité financière augmente de 1,624 point de pourcentage lorsque la viabilité sociale s’accroit d’un point de pourcentage. La viabilité sociale influence positivement la viabilité financière. On a le signe attendu.Le signe de la variable interactive
est positif. La significativité de cette variable interactive montre que l’effet de la viabilité sociale sur la viabilité financière dépend du pourcentage de femmes dans le portefeuille de clients de l’IMF. L’effet de la viabilité sociale sur la viabilité financière baisse de 0,0215 point de pourcentage lorsque le pourcentage des femmes s’accroît d’un point. On montre qu’il existe un seuil de ce pourcentage de femmes à partir duquel la nature du lien viabilité sociale-viabilité financière change.Pour le voir, réécrivons le modèle 3 sans la variable interactive, on obtient :
\[\begin{align} {ASF}_{it} &= \theta_{0i} + \theta_{1i}{PF}_{it} + \theta_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad + \theta_{3i}{DEPTH}_{it}{+ \theta}_{4i}{ROA}_{it} \\ &\quad + \theta_{5i}{CHAEXP}_{it} + \theta_{6i}{TPRET}_{it} \\ &\quad + \theta_{7i}{PROP}_{it} + \epsilon_{it} \end{align} \tag{5} \]
Supposons que l’effet
de sur dépend linéairement de Nous faisons cette hypothèse par souci de simplicité et aussi parce qu’ex post, la variable interactive introduite de cette façon s’est trouvée significative. Formellement, on a :\[\theta_{3i} = A + B \times {PF}_{it}\ \ \tag{6}\]
En insérant (6) dans (5), il vient :
\[\begin{align} {ASF}_{it} &= \theta_{0i} + \theta_{1i}{PF}_{it} + \theta_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad+ \left( A + B \times {PF}_{it} \right){DEPTH}_{it}\\ &\quad{+ \theta}_{4i}{ROA}_{it} + \theta_{5i}{CHAEXP}_{it} \\ &\quad+ \theta_{6i}{TPRET}_{it} + \theta_{7i}{PROP}_{it} + \epsilon_{it} \end{align}\tag{7}\]
Soit :
\[\begin{align} {ASF}_{it} &= \theta_{0i} + \theta_{1i}{PF}_{it} + \theta_{2i}{ASF}_{it - 1} \\ &\quad+ {A \times DEPTH}_{it} \\ &\quad+ B \times {{PF}_{it} \times DEPTH}_{it}{+ \theta}_{4i}{ROA}_{it} \\ &\quad+ \theta_{5i}{CHAEXP}_{it} + \theta_{6i}{TPRET}_{it} \\ &\quad+ \theta_{7i}{PROP}_{it} + \epsilon_{it} \end{align}\tag{8}\]
Le coefficient A est celui de la variable
dans l’estimation du modèle 3. Le coefficient B est celui de la variable dans l’estimation du modèle 3. Ainsi : et On a :\[\theta_{3i} = - \ 1,624\ + 0,0215{PF}_{it}\ \ \tag{9}\]
A partir de cette équation (9), on montre aisément que
pour ; pour et pour Ainsi :-
lorsque le pourcentage des femmes est en deçà du seuil de
il y a une relation négative entre et donc une relation positive entre viabilité financière et viabilité sociale : relation de complémentarité. -
lorsque le pourcentage des femmes est au-delà du seuil de
il y a une relation positive entre et donc une relation négative entre viabilité financière et viabilité sociale : relation d’arbitrage.
Une raison pour laquelle un pourcentage excessif de femmes détermine un changement du lien de complémentarité viabilité sociale-viabilité financière en lien d’arbitrage est que, bien que les femmes ont donné des preuves de supériorité dans les remboursements de microcrédits par rapport aux hommes (Banque Mondiale 2007; Hudon and Ouro-Koura 2008; Guerin 2011), des études ont aussi montré qu’elles peuvent avoir des impayés. Les raisons de ces impayés sont diverses: une absence ou une insuffisance de rentabilité des projets financés à cause de la faible rotation du fonds de roulement (Tingbe 2019) ou de la saturation des marchés (Chao-Beroff 1997; IRAM 1996); le mimétisme malgré un manque de compétence entrepreneuriale (Mosley and Hulme 1998); le manque de diversification des activités, ce qui expose aux aléas (Guerin 2002); des frais sous-estimés traduisant une mauvaise gestion des activités ou une insuffisance des montants prêtés (Guerin 2002); une utilisation des microcrédits à d’autres fins telles que les dépenses sociales (Doligez and Le Bissonnais 1996; Guerin 1997); les risques de détournement du crédit par les hommes (BIT, 1998,Tingbe 2019); des taux d’intérêt très élevés pouvant atteindre 50% dans certaines zones rurales (Guerin, Morvant-Roux, and Villarreal 2014); une mauvaise compréhension des mécanismes de remboursement (Guérin et al., 2014). En outre, les IMF ciblent en moyenne un pourcentage de femmes (44,85%) inférieur au seuil de Cela signifie qu’en moyenne, le pourcentage des femmes que les IMF ciblent en Côte d’Ivoire, sur la période d’étude, permet d’atteindre à la fois la viabilité sociale et la viabilité financière.
5. Conclusion
Cette étude avait pour objectif de déterminer l’effet du ciblage des femmes sur la relation entre la viabilité financière et la viabilité sociale des IMF en Côte d’Ivoire. Nous avons recouru, pour nos régressions, aux méthodes MCG et GMM en système appliquées aux données du Mix Market relatives à un échantillon de 50 IMF sur la période 2010-2020. Les résultats principaux sont les suivants : la viabilité sociale des IMF croît avec le ciblage des femmes (confirmation de la première hypothèse de recherche); la viabilité financière des IMF baisse lorsqu’il y a de plus en plus de femmes ciblées par les IMF (infirmation de notre deuxième hypothèse de recherche); les IMF accroissent leur viabilité sociale au détriment de leur viabilité financière (lien d’arbitrage) lorsque le pourcentage de femmes ciblées est supérieur à
Toutefois, lorsque ce pourcentage est inférieur à il y a un lien de complémentarité entre la viabilité sociale et la viabilité financière des IMF. Ainsi, la relation viabilité sociale-viabilité financière dans la microfinance en Côte d’Ivoire n’est pas univoque. Elle penche dans le sens d’un arbitrage ou d’une complémentarité selon le pourcentage de femmes ciblées par les IMF (confirmation de la troisième hypothèse). En outre, les IMF ciblent en moyenne un pourcentage de femmes (44,85%) inférieur au seuil de Cela signifie qu’en moyenne, le pourcentage des femmes que les IMF ciblent en Côte d’Ivoire, sur la période d’étude, permet d’atteindre à la fois la viabilité sociale et la viabilité financière.L’existence d’un seuil au-delà duquel la microfinance ne doit plus cibler les femmes est liée au fait que plusieurs facteurs peuvent les empêcher de rembourser leurs microcrédits, réduisant ainsi la viabilité financière des IMF alors que croît leur viabilité sociale. Les IMF doivent donc cibler prioritairement les femmes pour un intérêt à la fois commercial et social (Banque Mondiale 2007; Hudon and Ouro-Koura 2008; Guerin 2011) tout en tenant compte de cette possibilité d’impayés. L’étude recommande alors aux IMF une meilleure sélection des femmes en quête de microfinancement, en considérant le niveau de leurs compétences entrepreneuriales, la rentabilité des activités à financer. Il s’avère aussi nécessaire que les IMF contrôlent et accompagnent mieux les activités des femmes qui bénéficient déjà de microcrédits, afin d’éviter l’utilisation des fonds à d’autres fins, le détournement des fonds par les conjoints et une mauvaise compréhension des procédures de remboursement. Enfin, les IMF doivent impérativement offrir aux femmes financées des produits de microassurance afin de les couvrir en cas de pertes liées aux aléas et à la faible diversification des activités.
La mise en évidence de l’existence d’un seuil endogène de ciblage des femmes en deçà duquel il y a complémentarité solidarité-rentabilité est le principal apport de cette étude. Tout programme de microfinance devrait déterminer un tel seuil s’il veut atteindre le double objectif de performance sociale et financière. Ainsi, les IMF doivent tenir compte du genre dans leur politique de ciblage, si elles tiennent à concilier la solidarité et la rentabilité. D’autres recommandations peuvent être proposées pour atteindre ce double objectif : poursuivre le changement d’échelle des IMF, quitte à accroître leurs charges d’exploitation, améliorer la productivité du personnel des IMF, baisser la taille moyenne des prêts pour s’intéresser au financement des plus pauvres.
Notre étude comporte des limites, par exemple, la petite taille de l’échantillon. Elle gagnerait à étendre la période d’étude, afin d’analyser le caractère stationnaire ou non des séries et d’analyser la robustesse des résultats obtenus via le recours à d’autres méthodes d’estimation économétrique. Nous envisageons ainsi d’approfondir notre problématique dans des études ultérieures.